13
Horty éclata de rire. Il regarda sa main gauche et les trois moignons de doigts qui émergeaient déjà comme des champignons encore fermés à la base de ses métacarpes ; il toucha de son autre main le tissu cicatriciel tout neuf qui les enveloppait et se mit à rire de nouveau.
Il se leva du divan et traversa la grande chambre où il se trouvait. Il s’approcha de la psyché pour observer son visage, fit un pas en arrière et détailla d’un oeil critique ses épaules et son profil. Il poussa un petit grognement de satisfaction et alla jusqu’à l’appareil téléphonique installé dans la pièce voisine. Il demanda le 344 à la standardiste.
Sa voix était sonore, bien adaptée à la courbe de son menton robuste et à sa bouche un peu grande.
— Allô, Nick ? dit-il bientôt. Ici Sam Horton. Oh ! parfait. Bien sûr que je pourrai rejouer. Le docteur dit que j’ai eu de la veine... Oui, d’habitude un poignet cassé reste toujours assez raide, même une fois remis, mais il paraît que ça ne m’arrivera pas... Non, ne t’en fais pas... Hein ?... Dans six semaines, environ... Absolument sûr... De l’argent ? Merci, Nick, ça ira très bien... Non, ne t’en fais pas. Je te ferai signe si j’en ai besoin. Merci quand même... Oui, je passerai te voir de temps en temps... Je suis venu à la boîte il y deux jours... Où as-tu été ramasser cette espèce d’emplâtre qui tient la guitare à ma place ? Il fait des fausses notes toutes les trois mesures. Non, non, je n’ai pas eu envie de le gifler, sois tranquille. Je l’aurais plutôt embrassé ! (Il se mit à rire.) Tu vois bien que je blague. Non, il s’en sort très bien. Merci, Nick et à bientôt.
Il retourna à son divan, et s’y allongea avec l’aisance confiante d’un félin qui s’étire. Il enfonça voluptueusement ses épaules dans le matelas moelleux, se tourna sur le flanc et attrapa un des quatre volumes posés à sa portée sur une petite table basse.
C’étaient les seuls livres que contînt l’appartement. Depuis longtemps il avait découvert que les livres ont une fâcheuse tendance à devenir matériellement envahissants et que les bibliothèques ont vite fait de déborder. La solution élégante de ce problème consistait à se débarrasser des uns et des autres. Ainsi avait-il conclu un arrangement avec son libraire qui lui envoyait chaque jour quatre livres neufs, moyennant une sorte d’abonnement. Il les lisait d’un bout à l’autre et les rendait régulièrement dès le lendemain au libraire. C’était là à ses yeux la solution idéale. Il se souvenait ensuite indéfiniment de ce qu’il avait lu – et cela jusqu’au moindre mot. A quoi bon, dès lors, conserver des livres chez soi ?
Il possédait deux tableaux : un Markell, composé de silhouettes irrégulières et soigneusement disproportionnées dont la transparence variait en se surimposant, si bien que la nuance de chacune affectait les autres et que la teinte du fond affectait le tout. L’autre tableau était un Mondrian, précis et équilibré, qui suggérait une vague impression de quelque chose qui n’arrivait pas tout à fait à être un objet déterminé.
Il possédait aussi des kilomètres de fil magnétique sur lesquels était enregistrée une magnifique collection d’oeuvres musicales. L’esprit si bizarrement construit de Horty était capable de retenir dans ses moindres détails tout le contenu d’un livre et il en était de même pour la musique, mais si retenir de la musique est, dans une certaine mesure, la recréer, il y a cependant une nette différence entre l’esprit de celui qui entend de la musique et de celui qui en écrit. Horty était capable de faire l’un et l’autre, et sa discothèque l’y aidait.
Il y avait là des oeuvres classiques ou romantiques qu’avait aimées Zena, les symphonies, les concertos, les ballades, les morceaux de pure virtuosité qui avaient constitué son initiation à la musique... Mais les goûts de Horty s’étaient élargis, approfondis ; ils incluaient maintenant Honegger et Copland, Chostakovitch et Walton. Dans le domaine de la musique populaire il avait découvert les sombres accords de Tatum et aussi l’étonnant Thelonius Monk. Il avait à portée de l’oreille la trompette si souvent inspirée de Dizzy Gillespie, les cadences étourdissantes d’Ella Fitzgerald, la voix impeccable de Pearl Bailey. Son critérium pour les juger, c’était leur humanité et tout ce que cette humanité pouvait comporter de résonances. Il vivait en communion avec des livres qui le conduisaient à d’autres livres, avec un art plastique qui lui ouvrait un champ illimité de conjectures, avec une musique qui l’introduisait dans des mondes plus vastes que ceux de l’expérience normale.
Pourtant, malgré tous ces trésors, l’appartement de Horty était très simplement meublé, à la seule exception de l’enregistreur-reproducteur sur fil : un massif assemblage d’éléments de haute qualité technique et de haute fidélité sonore, que Horty avait été amené à réunir parce que son oreille exigeait l’exacte traduction de la moindre nuance, du moindre sous-entendu de chaque voix instrumentale. A part cela, son appartement était pareil à celui de n’importe qui, bien qu’il fût confortable et décoré avec goût. De temps à autre, à intervalles très éloignés, il se disait que ses ressources lui permettraient, s’il le voulait, de s’entourer de luxueuses machines automatiques, d’un fauteuil « super-confort », ou d’une cabine chauffante pour se sécher après sa douche. Mais la tentation n’était jamais bien forte ni bien durable. Son esprit était essentiellement une machine à acquérir des connaissances de tous ordres. Ses facultés d’analyse étaient phénoménales, mais il avait rarement envie de s’en servir à fond. Il lui suffisait d’emmagasiner des connaissances ; l’usage qu’il en ferait lui était pour le moment assez indifférent et il ne mettait pas souvent à l’épreuve la confiance absolue et fort justifiée qu’il avait dans son propre pouvoir.
Arrivé à la moitié de son livre, il s’arrêta avec une expression d’étonnement dans le regard. On eût dit qu’un son étrange était parvenu à ses oreilles. Pourtant le silence était demeuré total.
Il referma le livre, le rangea, se leva et prêta l’oreille en tournant légèrement la tête comme s’il cherchait à déterminer la source de sa sensation.
La sonnette de la porte d’entrée tinta.
Horty s’arrêta court. Il ne s’agissait pas chez lui d’une immobilité stupéfaite d’animal effrayé, mais bien plutôt d’une courte seconde de détente voulue qu’il s’accordait pour réfléchir. Il reprit ensuite sa marche souple et bien rythmée à travers la pièce.
Il s’arrêta à la porte, en regarda fixement le panneau du bas. Son visage se contracta, et un rapide froncement de sourcils plissa son front. Il ouvrit la porte en grand.
Elle se tenait debout sur le seuil, légèrement déhanchée, et le regardait de tous ses yeux. Elle avait tourné la tête sur le côté et un peu vers le bas. Il lui fallait faire un effort presque douloureux pour que ses yeux pussent rencontrer ceux de Horty car elle n’avait qu’un mètre vingt de haut.
— C’est toi, Horty ? dit-elle faiblement.
Un son rauque s’échappa de la gorge du jeune homme ; il s’agenouilla, l’attira dans ses bras, où il la serra très fortement et très doucement à la fois.
— Zena ! Zena, que s’est-il passé ? Ta figure ? Ton...
Il la souleva de terre, referma la porte derrière lui d’un coup de pied et la porta jusqu’au divan du studio ; il s’assit, tout en la gardant sur ses genoux, blottie entre ses bras, la tête appuyée dans le creux robuste et tiède de sa main droite. Elle voulut lui sourire, mais un seul côté de sa bouche remua. Elle se mit à pleurer et les propres larmes de Horty lui dissimulèrent le triste spectacle qu’offrait le visage ravagé de son amie.
Les sanglots de Zena s’arrêtèrent bientôt comme si elle était trop lasse pour pouvoir continuer à pleurer. Elle regarda le visage de Horty et parut l’étudier minutieusement. Elle leva la main et caressa les cheveux du jeune homme.
— Horty, murmura-t-elle. Je t’aimais tant comme tu étais...
— Je n’ai pas changé, dit-il. Seulement maintenant je suis homme et j’ai grandi. J’ai un appartement et un métier. J’ai la voix et les épaules que tu me vois et je pèse cent livres de plus qu’il y a trois ans.
Il se pencha vers elle et l’embrassa rapidement.
— Mais je n’ai pas changé, Zena, insista-t-il. Je n’ai pas changé. (Il lui effleura le visage d’une caresse.) Tu as mal ? demanda-t-il.
— Un peu.
Elle ferma les yeux et passa sa langue sur ses lèvres, mais parut ne pas pouvoir atteindre un des coins de sa bouche.
— J’ai changé aussi, dit-elle, tristement.
— On t’a changée, rectifia-t-il d’une voix tremblante. Qui ? Le Cannibale, hein ?
— Bien sûr. Tu le savais, n’est-ce pas ?
— Pas avec certitude. Une fois pourtant il m’a semblé que tu m’appelais. Toi ou lui... C’était très lointain. Mais en tout cas personne d’autre que lui n’aurait... Que s’est-il donc passé ? Cela te fait de la peine de me le dire ?
— Oh ! non. Il... il a appris qui tu étais. Je ne comprends pas comment. Ton... cet Armand Bluett... maintenant c’est un juge ou je ne sais quoi... Il est venu voir le Cannibale. Il croyait que tu étais une fille. Une femme, je veux dire.
— Je l’ai été pendant quelque temps, dit-il avec un sourire sans gaieté.
— Ah ! Je comprends maintenant. Est-ce vraiment toi qui es venu à notre campement, ce jour-là ?
— Au campement ? Non. Quel jour, Zena ? Celui où le Cannibale a découvert la vérité ?
— Oui. C’était il y a quatre... non, cinq jours. Ainsi tu n’es pas venu ? Je ne comprends pas...
Elle haussa les épaules.
— En tout cas, reprit-elle, une jeune fille est venue voir le Cannibale ; le juge l’a suivie et l’a prise pour toi. Le Cannibale l’a cru aussi. Il a envoyé La Havane à sa recherche. La Havane n’a pas pu la retrouver.
— Et, à défaut d’elle, le Cannibale s’est rabattu sur toi ?
— Oui... Je ne voulais rien lui dire, Horty. Je ne lui ai rien dit. Pas avant très, très longtemps en tout cas. Je... je ne me rappelle plus bien...
Elle ferma de nouveau les yeux. Horty, saisi d’un violent tremblement, fut quelques secondes avant de pouvoir de nouveau respirer normalement.
— Je... je ne me souviens plus, articula-t-elle péniblement.
— N’essaie pas... Ne parle plus, murmura-t-il.
— Mais je veux parler. Il le faut. Il est nécessaire qu’il ne te trouve pas, et, en ce moment, il est à ta poursuite.
Les yeux de Horty se fermèrent à demi.
— Tant mieux, dit-il seulement.
Les paupières de Zena étaient restées closes.
— Cela a duré, très longtemps, reprit-elle. Il parlait tout doucement. Il m’a donné des coussins pour m’installer et du bon vin qui sentait l’automne. Il m’a parlé de la troupe, de Solum, de Gogol. Il a prononcé le nom de Kiddo et puis il m’a parlé de roulottes neuves et de la cantine et des ennuis qu’il avait avec le syndicat des chauffeurs. Il m’a dit un mot à propos du syndicat des musiciens, un autre à propos de musique, un troisième à propos de ma guitare et de notre ancien numéro. Il s’est lancé sur les ménageries et les bonimenteurs et les agents de publicité et puis il est revenu en arrière. Tu vois ce que je veux dire ? Il parlait à peine de toi ; tout le temps il s’éloignait du sujet pour y revenir tout à coup et repartir aussitôt. Toute la nuit, cela a duré, Horty ! Toute la nuit !
— Chut...
— Et il ne me posait pas de questions. Il parlait avec la tête tournée de côté, en me surveillant du coin de l’oeil. Moi, j’étais toujours assise à la même place. J’ai essayé de boire un peu de vin, et même de manger quand le cuistot a apporté le dîner d’abord, puis le petit déjeuner et le grand... J’essayais de sourire chaque fois qu’il s’arrêtait de parler. Il ne m’a pas touchée, pas frappée, pas même questionnée.
— Plus tard, il t’a quand même frappée, murmura Horty.
— Beaucoup plus tard. Je ne me souviens plus. A un moment son visage flottait au-dessus de moi comme une pleine lune. J’avais mal partout. Il criait : « Qui est Horty ? Où est Horty ? Qui est Kiddo ? Pourquoi as-tu fait partir Kiddo ?... » Je me réveillais... je me rendormais... Je ne me rappelle plus quand je dormais, quand j’étais évanouie, ni même ce que je faisais. A un moment je me suis réveillée avec du sang sur les yeux, qui commençait à sécher. Il parlait des mécaniciens, des manèges et de la génératrice des projecteurs. Je me suis réveillée dans ses bras. Il me chuchotait des choses à l’oreille ; il était question de Bunny et de La Havane ; il disait qu’ils devaient bien savoir où était Horty. Je me suis aussi réveillée sur le plancher. J’avais mal au genou. Il y avait une lumière au-dessus de moi qui me brûlait les yeux. J’ai sursauté tant cette lumière m’aveuglait. J’ai voulu me sauver, mais je suis tombée ; mon genou ne voulait plus me soutenir. Ça, c’était dans l’après-midi. Il m’a rattrapée, m’a jetée sur le plancher et a rallumé sa lampe. Il tenait un verre brûlant à la main et il m’a forcée à boire du vinaigre. Ma langue s’est mise à enfler ; je...
— Chut, Zena, chut, mon petit loup. Ne me dis plus rien.
— Je n’ai rien dit quand Bunny est venue jeter un coup d’oeil dans la roulotte, continua la voix sans timbre. Le Cannibale n’a pas deviné qu’elle voyait ce qu’il me faisait. Bunny s’est sauvée. Et puis La Havane est arrivé et il a frappé le Cannibale avec un bout de tuyau de plomb. Le Cannibale lui a tordu le cou et il va mourir et je...
Les paupières de Horty étaient sèches et brûlantes. Il leva la main avec précaution et lui donna une bonne tape sur celle de ses joues qui n’était pas tuméfiée.
— Assez, Zena ! ordonna-t-il.
Le coup arracha un cri perçant à Zena.
— Je ne sais rien de plus, hurla-t-elle. Je vous jure que je ne sais rien.
Elle éclata en sanglots convulsifs. Horty voulut lui parler, mais elle ne l’entendait pas tant elle sanglotait. Il se leva, se tourna, la posa doucement sur le divan, courut tremper une serviette dans l’eau froide et en baigna le visage et les poignets de la naine. Elle cessa brusquement de pleurer et s’endormit d’un seul coup.
Horty la surveilla jusqu’au moment où le rythme de sa respiration lui prouva qu’elle était calmée. Il s’agenouilla sur le plancher à côté du divan et posa doucement sa tête près de celle de Zena dont les cheveux se mêlaient aux siens. Il croisa à demi les bras, saisit ses coudes dans ses mains et se mit a tirer dessus de toutes ses forces, jusqu’à en éprouver des élancements douloureux dans les épaules et la poitrine. Il avait besoin de se sentir près d’elle et ne voulait pas bouger, mais essayait par ce moyen de soulager un peu la pression de rage aveugle qui s’amassait en lui. L’effort qu’il imposait à ses muscles lui permettait de conserver son sang-froid, sans le contraindre à des mouvements qui eussent troublé le sommeil de Zena. Il resta ainsi très longtemps agenouillé...
Le lendemain matin, à l’heure du petit déjeuner, elle était de nouveau capable de rire. Horty ne l’avait pas changée de place ; il ne l’avait même pas touchée, sinon pour lui retirer ses souliers et la recouvrir d’un édredon. A l’aube, il avait été chercher un oreiller dans sa chambre, il l’avait posé sur le plancher entre le divan du studio et la porte, et s’était allongé sur le sol pour surveiller la respiration de Zena et, en même temps, pour guetter avec une vigilance de félin le moindre bruit venant de l’escalier et du vestibule.
Quand elle ouvrit les yeux, il se tenait debout, penché au-dessus d’elle.
— C’est moi, Horty, dit-il aussitôt. N’aie pas peur.
La lueur de panique qui tournoyait déjà dans ses yeux s’éteignit d’un seul coup et elle lui sourit.
Tandis qu’elle prenait un bain, il porta ses vêtements dans une blanchisserie automatique du quartier ; une demi-heure plus tard, il était de retour avec les vêtements lavés et séchés. Le ravitaillement qu’il avait acheté chemin faisant était inutile : quand il revint, le petit déjeuner était déjà presque prêt, grâce aux bons offices de Zena : oeufs frits sur canapé et bacon croustillant. Elle lui prit des mains son colis de victuailles et le gronda.
— Des harengs saurs... du jus de papaye... du jambon de Danemark... Mais Horty, tu as fait des folies !
Il sourit, plutôt de son courage et de la rapidité de sa réaction que de ses protestations. Il s’appuya contre le mur, les bras croisés, et la regarda s’affairer dans la cuisine, enveloppée de la tête aux pieds dans ce qui était pour lui un peignoir de bain beaucoup trop court.
Ils déjeunèrent gaiement, tout heureux de jouer à « tu te souviens de... », ce qui est, en fin de compte, le jeu le plus passionnant du monde. Après cela vint une période de silence, au cours de laquelle la contemplation de son vis-à-vis suffisait à chacun d’eux sans qu’ils eussent besoin d’échanger une parole.
— Comment t’es-tu sauvée ? demanda enfin Horty.
Le visage de Zena se rembrunit. Elle fit sur elle-même un effort visible et couronné de succès.
— Il faudra tout me dire, Zena, insista Horty. Il faudra que tu me parles aussi de... de moi.
— Tu as déjà appris bien des choses sur toi-même, il me semble.
Sa phrase avait le ton d’une affirmation, non d’une question. Horty la ramena au sujet.
— Comment t’es-tu sauvée ? répéta-t-il.
Le côté du visage de Zena qui avait conservé sa mobilité se crispa. Elle regarda ses mains, en éleva une lentement et la posa sur l’autre qu’elle serra de toutes ses forces en parlant.
— Je crois bien que je suis restée plusieurs jours dans le coma. Hier, je me suis réveillée dans ma roulotte, sur ma couchette. Je savais que je lui avais tout dit... sauf ton adresse. Il croit toujours que la jeune fille de l’autre jour c’était toi !
« J’ai entendu sa voix. Il était à l’autre bout de la roulotte, dans la chambre de Bunny. Bunny était là aussi. Elle pleurait. J’ai vu le Cannibale sortir en l’emmenant avec lui. J’ai attendu un peu, je me suis traînée jusqu’à la porte de Bunny et je suis entrée. La Havane était allongé sur le lit avec quelque chose de raide autour du cou. Cela lui faisait mal de parler. Il a pourtant pu me dire que le Cannibale le soignait, qu’il avait mis son cou dans un plâtre. Il m’a dit aussi que le Cannibale avait confié une mission à Bunny. (Elle regarda rapidement Horty.) Il en est très capable, tu sais. C’est un hypnotiseur. Il peut contraindre Bunny à faire n’importe quoi.
— Je sais.
Horty la regarda pensivement.
— Pourquoi diable ne s’est-il pas servi de ses pouvoirs sur toi ? demanda-t-il rageusement.
Elle se caressa le visage.
— Il ne peut pas, expliqua-t-elle. Il... Avec moi cela ne marche pas de la même manière. Il peut m’appeler, mais pas me faire faire n’importe quoi. Je suis trop...
— Trop quoi ?
— Trop humaine, dit-elle très bas.
Il lui caressa le bras en souriant.
— Ça, tu peux le dire... Continue.
— Je suis retournée dans mon coin de la roulotte, j’ai pris un peu d’argent, quelques affaires, et je suis partie. Je ne sais pas ce que le Cannibale va faire quand il découvrira ma fuite. J’ai pourtant pris toutes mes précautions, tu sais, Horty. J’ai fait de l’auto-stop pendant cinquante milles et ensuite je suis montée dans un car qui allait à Eltonville... C’est à trois cents milles d’ici... Là j’ai trouvé un train. Mais je sais bien que, tôt ou tard, il me retrouvera. Il n’abandonne jamais...
— Ici tu n’as rien à craindre, dit-il d’une voix douce, mais où l’on sentait des reflets d’acier bleui.
— Mais il ne s’agit pas de moi. Oh ! Horty, tu ne comprends donc pas ? C’est à toi qu’il en veut.
— Qu’est-ce qu’il peut me vouloir ? Il y a trois ans, quand j’ai quitté la troupe, cela n’a pas paru le déranger beaucoup.
Il surprit son regard et s’aperçut qu’elle le dévisageait avec stupeur.
— Tu n’es donc pas curieux de ce qui te concerne, Horty ?
— De ce qui me concerne ? Si, bien sûr. Comme tout le monde, je suppose. Mais de quoi en particulier ?
Elle resta un moment silencieuse à réfléchir.
— Qu’as-tu fait depuis que tu as quitté la troupe ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.
— Je te l’ai dit dans mes lettres.
— En gros, oui. Tu as pris une chambre meublée et tu y as vécu pendant quelque temps, en lisant beaucoup et en cherchant ta voie. Après cela, tu as décidé de grandir. Combien de temps cela t’a-t-il pris ?
— A peu près huit mois. J’avais loué cet appartement par correspondance ; j’y suis entré de nuit pour qu’on ne me voie pas et j’ai changé. Il fallait bien. Je savais que je trouverais plus facilement du travail si j’étais un homme normal. J’ai un peu bourlingué de droite et de gauche en jouant de la guitare dans les boîtes pour ce que les clients voulaient bien me donner. Tu vois ça. Après j’ai acheté un instrument vraiment bon et j’ai trouvé du travail à l’Heure Joyeuse. Quand la boîte a fermé, je suis allé au Club Nemo. J’y suis resté jusqu’à maintenant. J’attendais mon heure. Tu m’avais dit que je saurais bien quand elle serait venue... Tu avais raison... comme toujours.
Elle acquiesça.
— Je le savais bien. L’heure de cesser d’être un nain, celle de se mettre au travail, de t’attaquer à Armand Bluett... elles devaient venir et tu devais t’en apercevoir toi-même.
— C’est vrai, dit-il comme si ce fait ne méritait pas de plus amples commentaires. Quand j’ai eu besoin d’argent, j’ai écrit des trucs, des chansons, des arrangements musicaux, des articles et même une ou deux nouvelles. Mes nouvelles ne valaient pas grand-chose. C’est facile d’arranger mais c’est diantrement difficile d’inventer. Dis donc, tu ne sais pas ce que j’ai fait à Armand ?
— Non.
Elle regarda sa main gauche.
— Ta vengeance doit avoir un rapport avec ça, n’est-ce pas ?
— Exactement.
A son tour, il regarda sa main gauche et sourit.
— La dernière fois que tu as vu ma main dans cet état-là, c’était environ un an après mon arrivée dans la troupe. Eh bien, tu me croiras si tu veux, mais il y a juste trois semaines que j’ai reperdu mes doigts.
— Et ils ont déjà tellement repoussé ?
— Cela prend moins de temps maintenant qu’autrefois.
— Au début, c’était très lent, en effet, dit-elle songeuse.
Il la regarda, parut sur le point de lui poser une question et continua :
— Un soir, il est entré avec elle, au Club Nemo. Je n’avais jamais imaginé que je les reverrais un jour ensemble. Je sais bien ce que tu dis ; c’est vrai que je pensais toujours à eux en même temps. C’était comme un seul compte en partie double. Le bien et le mal... Enfin...
Il but une gorgée de café.
— Ils étaient installés à un endroit d’où je pouvais les entendre. Lui jouait les séducteurs sur le retour et elle, les belles dames en détresse. C’était assez répugnant. Il s’est levé pour aller se remettre un peu de poudre sur le nez et moi j’ai joué les Galahad ! Je n’y ai pas été par quatre chemins. Je lui ai donné quelques conseils précis avec le prix d’un billet de chemin de fer et elle est partie après lui avoir donné rendez-vous pour le lendemain soir.
— Tu veux dire qu’elle l’a quitté pour la soirée seulement ?
— Oh ! non. Elle a bel et bien pris son train. Je ne sais même pas où elle est allée. Moi, je suis resté là à faire des accords sur ma guitare et à réfléchir de toutes mes forces. Tu disais que je saurais bien quand mon heure serait venue ? Eh bien, j’ai compris que ce soir-là le moment de régler le compte d’Armand Bluett était venu. Ou plutôt de commencer à le régler. Autrefois il m’avait fait subir pendant six ans un traitement de sa façon. Je ne pouvais pas faire moins que de lui en donner moi aussi pour son argent. J’ai fait mon plan. Cette nuit-là et la journée du lendemain, j’ai eu du travail !
Il s’interrompit avec un sourire sans gaieté.
— Horty...
— Je vais tout de dire, Zena. C’est bien simple du reste. La jeune fille est venue au rendez-vous. Il l’a emmenée dans une petite garçonnière qu’il s’était installée dans les bas quartiers. Il n’a pas été difficile à conduire sur les chemins glissants du vice, va ! Au moment psychologique, sa conquête lui a adressé quelques paroles bien senties sur les bourreaux d’enfants et l’a laissé méditer à loisir en compagnie des trois doigts qu’elle s’était coupés, en guise d’aide-mémoire.
Zena regarda de nouveau la main gauche de Horty.
— Pouah !... Tu n’as pas été tendre avec lui ! Mais, dis-moi, Horty... il t’a suffi d’une nuit et d’une journée pour te préparer ?
— Tu ne te doutes pas de ce dont je suis capable, dit-il, en relevant sa manche. Regarde plutôt.
Elle regarda en ouvrant de grands yeux l’avant-bras brun et légèrement velu du jeune homme. Le visage de Horty exprimait une profonde concentration. Mais il n’était cependant pas crispé. Ses yeux étaient calmes et son front sans rides.
Pendant un instant le bras resta inchangé. Tout à coup ses poils frémirent – se tordirent. Un poil tomba ; puis un autre, puis beaucoup d’autres qui s’abattirent en fine pluie sur les petits carreaux de la nappe. Le bras restait immobile, et, comme le front de Horty, ne manifestait aucune tension sinon une complète immobilité. Il était maintenant absolument lisse et de cette couleur brun crème si caractéristique chez Horty et Zena. Mais... était-ce bien vrai ? Etait-ce à force de le regarder avec tant d’attention ? Non, le bras était indiscutablement plus pâle, plus pâle et plus mince. La chair de la main, l’espace qui séparait les doigts, tout cela s’était contracté, jusqu’à ce que la main fût devenue mince et allongée et non plus carrée et épaisse comme tout à l’heure.
— Ça suffit comme ça, dit Horty sur le ton de la conversation avec un sourire satisfait. Je peux lui rendre son aspect habituel dans le même espace de temps. Sauf les poils naturellement. Pour cela, il me faudra deux ou trois jours.
— Je le savais, murmura-t-elle dans un souffle. Je le savais mais je ne pense pas y avoir jamais tout à fait cru... Tu contrôles complètement le mécanisme ?
— Tout à fait ! Oh ! bien sûr, il y a des choses que je ne peux pas faire. On ne peut ni créer ni détruire la matière. Je suppose que je pourrais me rapetisser jusqu’à ta taille, mais je pèserais toujours à peu près le même poids qu’en ce moment. Et je ne pourrais pas devenir un géant de trois mètres du jour au lendemain ; il n’y a pas moyen d’assimiler assez vite une masse suffisante. Mais avec Armand Bluett, ç’a été simple. Difficile mais simple. J’ai contracté mes épaules, mes bras et le bas de mon visage. Croirais-tu que mes vingt-huit dents m’ont fait un mal de chien pendant toute la journée ? J’ai fait blanchir ma peau. Les cheveux, c’était une perruque, bien entendu. Quant aux... rondeurs féminines, ma foi, il en existe d’excellents ersatz dans le commerce !
— Comment peux-tu plaisanter avec cela ?
Sa voix reprit son intonation paisible.
— Qu’est-ce que tu veux, je ne peux pas passer mon temps à pleurer. Il faut bien de temps en temps injecter un peu de bulles dans cette sorte de vin-là, ma chérie, sans quoi il vous resterait sur l’estomac. Non, ce que j’ai fait à Armand Bluett n’était qu’un avant-goût. Je le ferai se punir lui-même. Je ne lui ai pas dit qui j’étais. Kay a disparu ; il ignore qui elle est, ou qui je suis, ou même à vrai dire, qui il est lui-même !
De nouveau il se mit à rire d’un rire pénible à entendre.
— Tout ce que je lui ai laissé, ç’a été une association d’idées assez vive entre trois doigts mutilés et le passé. Cela lui donnera toujours de beaux rêves. Ce que je lui ferai ensuite sera tout aussi ingénieux, mais très différent.
— Tu vas être forcé de modifier un peu tes projets.
— Pourquoi ?
— Kay n’est pas aussi disparue que tu le penses. Je commence à comprendre maintenant. Elle est venue voir le Cannibale dans sa roulotte.
— Kay ? Mais pourquoi ?
— Je ne sais pas. En tout cas, le juge l’a suivie. Elle est repartie, mais Bluett et le Cannibale ont lié connaissance. Je sais pourtant – La Havane me l’a dit – que le juge a une peur effroyable de Kay Hallowell.
Horty donna une tape sur la table.
— Parce qu’elle a sa main intacte ! C’est formidable. Tu te représentes l’impression qu’il a dû avoir ?
— Horty, mon chéri, ce n’est pas si drôle que ça. Tu ne comprends pas que c’est de là que tout le reste est venu ? C’est pour cela que le Cannibale se doute que Kiddo n’était pas une naine ordinaire. Tu ne te rends pas compte qu’il s’imagine que Kay et toi ne faites qu’un, quoi que le juge puisse penser de son côté.
— Oh ! mon Dieu !
— Tu te souviens de tout ce que tu entends, dit Zena, mais tu ne comprends pas très vite les choses, mon lapin.
— Mais... mais... Zena, ce n’est pas de ma faute si tu t’es fait brutaliser ainsi... Et pourtant c’est comme si je t’avais fait moi-même souffrir...
Elle fit le tour de la table, l’encercla de ses bras et attira sa tête sur sa poitrine.
— Non, mon chéri. Cela devait arriver depuis bien, bien longtemps. Si tu veux faire des reproches à quelqu’un, outre le Cannibale, adresse-les-moi. C’est ma faute. Je n’aurais pas dû te prendre avec nous il y a douze ans.
— Pourquoi l’as-tu fait ? Je ne l’ai jamais bien compris.
— Pour te sauver du Cannibale.
— Me sauver du... Mais tu me jetais dans la gueule du loup.
— C’était le dernier endroit au monde où il aurait pensé à te chercher.
— Tu veux dire qu’il me cherchait déjà à ce moment-là ?
— Il te cherche depuis que tu as eu un an. Et il te trouvera. Il te trouvera, Horty.
— Je l’espère, grinça-t-il.
A ce moment le timbre de la porte d’entrée tinta.
Un silence glacial tomba. Le timbre tinta de nouveau.
— Je vais y aller, dit Zena en se levant.
— Pas question, rétorqua rudement Horty. Assieds-toi.
Horty se plaça de façon à pouvoir apercevoir la porte d’entrée depuis le living-room. Il l’observa attentivement.
— Ce n’est pas lui, dit-il. C’est... ça par exemple ! C’est le jour des réunions de famille, on dirait.
Il alla à la porte en deux enjambées et l’ouvrit toute grande.
— Bunny !
— Oh ! Excusez-moi, mais est-ce ici que...
Bunny n’avait guère changé. Elle était un peu rondelette et peut-être un tout petit peu plus timide.
— Oh ! Bunny.
Zena courut vers elle en boitillant et se prit le pied dans l’ourlet du peignoir. Horty la rattrapa juste à temps. Les deux femmes s’embrassèrent frénétiquement, tout en se prodiguant des mots d’affection que dominait le rire sonore de Horty, remis de cette chaude alerte.
— Mais, mon loup, comment as-tu pu trouver... C’est si bon de... Je te croyais... Grande sotte, jamais je n’ai cru que je...
— Assez ! cria Horty. Bunny, viens déjeuner.
Surprise, elle le regarda, en ouvrant tout ronds ses yeux de lapin russe.
— Comment va La Havane ? demanda-t-il doucement.
— Mais, mon petit lapin, dit Zena, tu ne vois pas que c’est Horty ?
Bunny lança à Zena un regard effarouché, se démancha le cou pour regarder derrière Horty et sembla tout à coup réaliser le sens exact des paroles de Zena.
— Ça ? demanda-t-elle en le montrant du doigt. Lui ? (Elle ouvrit de grands yeux.) C’est... c’est Kiddo ?
— Exactement, fit Horty en riant.
— Il a bien grandi, dit bêtement Bunny.
Zena et Horty se tordirent de rire, et comme jadis Horty en face de Zena et Bunny, ce fut cette fois au tour de Bunny de regarder tour à tour avec stupeur ses deux interlocuteurs ; quand elle eut compris qu’ils riaient avec elle et non pas d’elle, elle joignit bientôt au leur son rire cristallin. Horty alla à la cuisine.
— Tu prends toujours du lait condensé et une demi-cuillerée de sucre, Bunny ? lança-t-il.
Bunny se mit à pleurer. Elle sanglotait avec volupté, la tête blottie contre l’épaule de Zena.
— Oh ! oui, c’est bien Kiddo...
Horty posa la tasse fumante sur la petite table et s’installa à côté des deux femmes.
— Dis-moi, Bunny, comment diantre as-tu pu me retrouver ? demanda-t-il.
— Je ne t’ai pas trouvé, j’ai trouvé Zena. Tu sais, Zena, La Havane va sans doute mourir...
— Je... je me souviens, murmura Zena. Tu en es sûre ?
— Le Cannibale a fait tout ce qu’il a pu. Il a même appelé un autre médecin.
— Lui ? Depuis quand croit-il aux docteurs ?
Bunny sirotait lentement son café.
— Tu ne peux pas te douter à quel point il a changé, Zena. Je ne l’aurais pas cru moi-même avant de le voir appeler un docteur. Tu sais ce qu’il y a entre La Havane et moi. Tu peux deviner ce que je pense de la façon dont le Cannibale l’a traité. Mais maintenant il a l’air d’être enfin sorti d’un nuage dans lequel il aurait vécu pendant des années. Il a vraiment changé, Zena. Il veut que tu reviennes. Il regrette ce qui s’est passé entre vous. Il est très déprimé.
— Pas encore assez ! grommela Horty.
— Veut-il aussi que Horty revienne ?
— Horty ? Ah ! oui, Kiddo... Mais il ne pourrait plus faire de numéro maintenant. Je ne sais pas, Zena, le Cannibale ne m’a rien dit.
Horty remarqua le rapide froncement de sourcils qui plissait le front de Zena. Elle semblait étonnée. Elle prit le bras de Bunny et le serra avec impatience.
— Commence par le commencement, mon loup, dit-elle. C’est le Cannibale qui t’envoie ?
— Oh ! non. Enfin, pas exactement. Il a tellement changé, tu sais, Zena... Tu ne me crois pas ?... Tu verras toi-même. Il a besoin de toi et c’est moi qui ai eu l’idée de venir te chercher.
— Pourquoi donc ?
— A cause de La Havane, gémit Bunny. Tu ne comprends donc pas ? Le Cannibale pourrait peut-être arriver à le sauver ; en ce moment il est tellement abattu par ton départ et par ce qu’il t’a fait qu’il n’est plus dans son état normal.
Zena tourna vers Horty son visage troublé. Il se leva.
— Je vais aller te préparer quelque chose à manger, Bunny, dit-il.
Il avait remué très légèrement la tête de côté à l’intention de Zena ; celle-ci fit signe d’un battement de paupières qu’elle l’avait remarqué et revint vers Bunny.
— Mais comment savais-tu où j’étais, mon loup ?
La naine albinos se pencha en avant et effleura la joue de Zena.
— Ma pauvre chérie ! Tu as très mal ?
— Zena ! appela Horty de la cuisine. Qu’est-ce que tu as fait du poivre de Cayenne ?
— Je reviens tout de suite, Bunny, dit Zena.
Elle alla en boitillant jusqu’à la cuisine.
— Il doit être là, sur le... oui, c’est ça. Oh ! mais tu n’as pas encore commencé à faire griller le pain. Je vais m’en occuper.
Ils s’affairèrent tous deux côte à côte devant le fourneau.
— Tout ça ne me dit rien de bon, Zena, murmura tout bas Horty.
Elle hocha la tête en signe d’acquiescement.
— C’est louche, dit-elle... Nous lui avons demandé deux fois comment elle avait trouvé ton adresse et elle ne nous l’a pas dit. Tu vois, ajouta-t-elle tout haut, c’est comme cela qu’on fait du pain grillé. Seulement, il faut bien le surveiller.
— Dis-moi, Horty, reprit-elle tout bas, une seconde plus tard, comment as-tu su qui était à la porte ?
— Je ne le savais pas. Enfin, pas vraiment. Je savais seulement qui ce n’était pas. Je connais des centaines d’autres personnes et je savais que ce n’était aucune d’elles. Il ne restait donc que Bunny, conclut-il avec un haussement d’épaules. Tu comprends ?
— Je ne pourrais pas faire ça, dit-elle pensivement. Personne que je connaisse ne pourrait le faire. Sauf peut-être le Cannibale.
Elle s’approcha de l’évier et remua bruyamment de la vaisselle.
— Tu peux lire les pensées des gens ? murmura-t-elle, quand elle se retrouva près de lui.
— Quelquefois. Un peu. Je n’ai jamais beaucoup essayé.
— Essaie, dit-elle en désignant d’un mouvement de tête la direction du living-room.
Le visage de Horty reprit cette expression paisible mais profondément absorbée qu’elle lui avait déjà vue. Au même moment quelque chose passa rapidement devant la porte de la cuisine restée ouverte. Horty qui lui tournait le dos fit demi-tour et se rua dans le living-room.
— Bunny ! cria-t-il.
Les lèvres roses de Bunny se retroussèrent sur ses dents comme celles d’un animal, elle courut à la porte d’entrée, l’ouvrit et disparut.
— Mon sac ! hurla Zena. Elle a pris mon sac !
En deux enjambées Horty se trouva dans le vestibule. Il rattrapa Bunny au haut de l’escalier. Elle poussa un cri aigu et lui enfonça ses dents dans la main. Horty lui coinça la tête sous son bras en lui bloquant le menton contre sa poitrine à lui. Comme elle avait attrapé entre ses dents un morceau de chair de Horty, elle fut bien forcée de le garder et se trouva ainsi fort efficacement bâillonnée.
Il rentra chez lui, referma sa porte d’un coup de pied et jeta Bunny sur le divan comme un paquet de linge sale. Les mâchoires de la naine ne relâchèrent pas leur étreinte ; il dut se baisser et les lui ouvrir de force. Elle resta immobile sur le divan, ses yeux rouges brillaient comme des escarboucles et elle avait une goutte de sang au coin de la bouche.
— Qu’est-ce qui a bien pu la mettre dans cet état-là, à ton avis ? demanda Horty à Zena presque avec indifférence.
Zena s’agenouilla près de Bunny et lui toucha le front.
— Bunny ? Bunny ? Ça va maintenant ?
Pas de réponse. Pourtant elle semblait avoir sa connaissance. Elle gardait ses yeux couleur de rubis fixés sur Horty. Sa respiration s’échappait de sa poitrine à grandes bouffées régulières et très espacées qui faisaient penser à une locomotive tirant un train de marchandises. Sa bouche était à la fois entrouverte et crispée.
— Je ne lui ai rien fait, expliqua Horty. Je l’ai seulement prise dans mes bras.
Zena récupéra son sac à main sur le plancher et fouilla dedans. Elle parut satisfaite de son enquête et le reposa sur la petite table.
— Horty, dit-elle, qu’est-ce que tu as fait dans la cuisine, il y a un instant ?
— J’ai essayé de...
Il fronça le sourcil.
— J’ai pensé à son visage et j’ai essayé de... de l’ouvrir comme une porte, pourrait-on dire, ou... de le dissiper comme une fumée pour apercevoir ce qu’il y avait dedans ou derrière. Je n’ai rien vu.
— Rien du tout ?
— C’est à ce moment-là qu’elle a bougé, dit-il simplement.
Zena croisa et décroisa nerveusement ses mains.
— Essaie encore, ordonna-t-elle.
Horty alla jusqu’au divan. Les yeux de Bunny le suivaient dans ses moindres mouvements. Horty se croisa les bras. Son visage se détendit. Les yeux de Bunny se fermèrent aussitôt. Sa mâchoire se relâcha.
— Fais bien attention, Horty, laissa échapper Zena, inquiète.
Horty se contenta de hocher brièvement la tête.
Pendant quelques secondes il ne se passa rien. Puis Bunny se mit à trembler. Elle allongea un bras et ferma son petit poing. Des larmes apparurent entre ses paupières et elle se détendit, elle aussi. Quelques secondes s’écoulèrent encore et elle se mit à remuer vaguement, sans but, comme si des mains étrangères manipulaient son système moteur. Elle ouvrit deux fois les yeux ; une autre fois elle s’assit à demi puis se laissa retomber en arrière. Enfin elle laissa échapper un long soupir frissonnant sur une note presque aussi grave que la voix de Zena, et resta ensuite immobile, en respirant profondément.
— Elle dort, dit Horty. Elle m’a résisté tant qu’elle a pu, mais maintenant elle dort.
Il se laissa tomber sur une chaise et couvrit un moment son visage de ses mains. Zena le regardait se régénérer ainsi lui-même comme quelque temps auparavant il avait régénéré son bras. Il se redressa vivement et dit d’une voix qui avait retrouvé toute sa vigueur :
— J’avais affaire à plus forte qu’elle, Zena. Elle était saturée d’une force qui ne venait pas d’elle.
— Et maintenant la force est partie ?
— Bien sûr. Réveille-la et tu verras.
— Tu n’avais jamais fait de choses comme cela avant, Horty. Maintenant tu as l’air aussi sûr de toi que le vieil Iwazian.
Iwazian était un photographe forain. Il n’avait qu’à prendre une photo pour savoir aussitôt si elle serait ou non réussie. Il ne regardait jamais une épreuve.
— Tu répètes tout le temps des choses comme cela, dit Horty avec une trace d’impatience dans la voix. Il y a des choses qu’on peut faire et d’autres pas, voilà tout. Quand on fait quelque chose, à quoi bon se demander si on l’a vraiment fait ? Tu crois qu’on ne le sait pas ?
— Je te demande pardon, Horty. Je continue à te sous-estimer.
Elle s’assit à côté de la naine albinos.
— Bunny, dit-elle doucement, Bunny...
Bunny tourna la tête en tous sens et ouvrit les yeux. Ils avaient une expression vague, comme si sa vue n’était pas exactement au point. Elle les braqua sur Zena, et une lueur de reconnaissance apparut dans son regard. Elle parcourut la pièce des yeux et se mit tout à coup à crier de terreur. Zena la serra contre elle.
— Tout va bien, mon loup. C’est Kiddo et moi qui sommes là. Tu vas mieux maintenant.
— Mais comment ?... où ?...
— Chut... Raconte-nous plutôt ce qui s’est passé. Tu te souviens de la troupe ? De La Havane ?
— La Havane va mourir.
— Nous tâcherons de t’aider, Bunny. Te souviens-tu de ton arrivée ici ?
— Ici ?
Elle regarda autour d’elle comme si une partie de son esprit essayait de rejoindre les autres.
— C’est le Cannibale qui m’a dit de venir. D’abord je ne lui voyais plus que les yeux et puis, au bout d’un moment, je n’ai plus rien vu du tout. Sa voix était dans ma tête. Je ne me souviens plus de rien, dit-elle d’un ton lamentable, mais La Havane va mourir.
Elle dit ces derniers mots comme si elle les prononçait pour la première fois.
— Il vaudrait mieux ne pas trop lui poser de questions en ce moment, dit Zena.
— Erreur, répliqua Horty. Il faut au contraire lui en poser le plus possible. Et sans perdre de temps, encore ! Comment es-tu venue ici ? demanda-t-il en se penchant vers Bunny.
— Je ne me rappelle plus.
— Après que le Cannibale a eu fini de parler dans ta tête, qu’est-ce que tu as fait ?
— J’étais dans un train.
Les réponses de Bunny étaient assez vagues ; elle ne paraissait pas refuser de renseigner ses amis, mais semblait plutôt incapable de le faire. Il fallait lui arracher, bribe par bribe, ce qu’elle savait.
— En descendant du train, où es-tu allée ?
— Dans un bar. Non, une boîte... le Club... Nemo... J’ai demandé où je pourrais retrouver le garçon qui s’était blessé à la main.
Zena et Horty échangèrent un regard.
— Le Cannibale m’avait dit que Zena serait sûrement chez lui.
— Il t’a dit que ce garçon était Kiddo ou Horty ?
— Non, il ne me l’a pas dit. J’ai faim.
— Sois tranquille, Bunny, tu vas avoir un bon déjeuner dans une minute. Qu’est-ce que tu devais faire quand tu aurais retrouvé Zena ? La ramener ?
— Pas elle, les cristaux. Elle avait les cristaux. Il fallait qu’il y en ait deux. Il m’a dit que si je revenais sans, ce qui m’arriverait serait encore bien pire que ce qui était arrivé à Zena. Il a dit aussi que si je ne lui en ramenais qu’un, il me tuerait.
— On peut dire qu’il a changé, dit Zena avec une horreur méprisante dans la voix.
— Comment savait-il où j’étais ? demanda Horty.
— Je ne sais pas. Ah ! si. Par la jeune fille.
— Quelle jeune fille ?
— La jeune fille blonde. Elle a écrit une lettre à quelqu’un. A son frère. Quelqu’un a volé la lettre.
— Qui ?
— Bleu... Le juge Bleu.
— Bluett ?
— C’est cela. Le juge Bluett. Il a volé la lettre où la jeune fille disait qu’elle travaillait dans un magasin de disques de la ville. Comme il n’y avait qu’un seul magasin de disques, ils n’ont pas eu de mal à la retrouver.
— Ils l’ont retrouvée ? Qui cela ?
— Le Cannibale. Et ce Bleu... Bluett...
Horty serra les poings.
— Où est-elle en ce moment ?
— Le Cannibale l’a enfermée dans une roulotte. Est-ce que je peux déjeuner maintenant ?